Le reste du temps by Emmelie Prophète
Auteur:Emmelie Prophète
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Mémoire d'encrier
Publié: 2018-07-30T00:00:00+00:00
Je me rappelle la salle. Pas très bien. Petite pièce, plus grande que ma chambre chez maman, avec des étagères, des livres bien rangés, des magazines, des journaux. Je mâétais assise sans prononcer un mot, fixant la photo dâun homme et dâune femme habillés comme pour se rendre à une soirée. La femme avait, enroulée autour du cou, une toque en fourrure. Ils souriaient très largement. Câest mon frère et son épouse, mâa dit Jean, ils mâont envoyé la photo pour Noël.
Lâhomme ressemblait à Jean. Il ne reviendra jamais en Haïti, a-t-il continué, cela fait plus de trente ans quâil a quitté le pays, il a été molesté sous la dictature de Papa Doc, il ne reviendra jamais. Il avait dit cela avec calme, il était aussi sûr que son frère de ce non-retour. Il avait résolu dâêtre quelquâun dâautre, dâavoir un autre pays. Plusieurs même. Sauf celui-là .
Ils étaient nombreux ici à être partis définitivement. Certaines fois, ils ne le disaient pas, mais au bout de vingt ans on ne les voyait plus revenir, on comprenait. Je voyais au jour le jour les gens partir vers des ailleurs différents, pour fuir la misère, la dictature ou eux-mêmes. Ils expérimentaient une nouvelle vie, sâadaptaient comme ils pouvaient. Quelquefois, ils transportaient le pays avec eux, incapables dây vivre loin, incapables dâêtre autre chose quâeux-mêmes, vivre là -bas et être citoyens ici.
Je pensai tout bas que le frère de Jean était aussi un citoyen de nulle part, quâil était sans le vouloir indéniablement attaché à ce pays. Ãtait-il plus facile de renoncer à son pays que de renoncer à sa famille? Cette photo quâil avait envoyée, ces mots dâaffection écrits au dos de la photo en disaient long sur sa nostalgie, sur son parcours cassé, sa colère qui nâavait pas cessé. Il ne fallait pas naître, il ne fallait pas aimer. Sinon comment effacer sa mémoire, son enfance? Comment choisir de ne pas revenir ou comment revenir seulement par effraction, seulement dans les rêves que lâon ne raconte pas, dans les longs silences que lâon observe sans explications?
Je ne savais pas ce que pensait Jean. Je ne savais pas comment il pensait à ce frère. Il ne racontait pas dâhistoire particulière sur lui, il avait perdu la mémoire des jeux quâils faisaient ensemble, de leurs rires, de ces petits riens de lâenfance qui attachent des frères. Il parlait peu de ses frères et sÅurs. Il nâévoquait jamais en ma présence lâhistoire de sa famille qui était de très près mêlée à la politique, à la dictature des Duvalier. Histoires de haine, dâassassinat et dâamour.
Je pensais, assise dans cette bibliothèque, aux amis perdus dans ces grands ailleurs. Enfant, chaque année dans mon quartier, il y en avait plusieurs qui partaient trouver leurs parents aux Ãtats-Unis. Ils lâannonçaient la veille, de crainte quâun mauvais Åil contrarie ce départ préparé pendant des années. Tous les gamins se rassemblaient et nous nous promettions de ne pas nous oublier, de nous écrire régulièrement, de rester amis, nous pleurions. Je garde encore le souvenir de ces séparations déchirantes.
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